Jagua Nana de Cyprian Ekwensi – Immersion dans l’impitoyable vie nocturne de Lagos

Je dois avouer qu’après lecture de « Jagua Nana », Cyprian Ekwensi s’est hissé au sommet de la liste des auteurs que j’admire. Rien de bien étonnant. Un homme qui parle aussi bien des femmes. Voit-on cela tous les jours ?

Incomprises et réduites à des rôles misérables ou complètement passifs, les femmes occupent bien souvent des places peu glorieuses dans les œuvres de nos chers hommes africains.

Cyprian Ekwensi sort du lot. Il nous offre dans son roman un personnage principal féminin qui défie tous les codes moraux de l’époque. Jagua Nana est une voluptueuse prostituée de luxe d’un certain âge qui s’assume complètement. Quand on sait que le livre est publié en 1961 et que l’histoire se déroule à peu près à la même période, on ne peut que constater la hardiesse dont fait preuve l’auteur.

Comme évoqué plus haut, Jagua Nana est une prostituée de luxe. Fille de la campagne nigériane, elle se sent à l’étroit dans son petit village. Les attentes, vis-à-vis des femmes, de la société dans laquelle elle évolue ne lui conviennent pas. Trouver un bon parti, enfanter et s’occuper de son foyer. Une existence bien ennuyeuse pour la petite Jagua qui rêve de grandeur et de luxe. Très jeune, elle développe un goût pour le maquillage et les belles toilettes. Elle aime être l’objet de toutes les attentions et se plaît à séduire la gent masculine.

C’est donc sans grande surprise qu’elle rejoint la vie tumultueuse de Lagos. Prostituée de luxe a plus de 40 ans, ses clients comptent parmi les gros bonnets de la capitale. Politiciens, riches hommes d’affaires, tous ne jurent que par elle. Alors qu’elle n’a d’yeux que pour Freddie, instituteur beaucoup plus jeune, qu’elle entretient en quelque sorte en lui payant notamment ses études à Londres.

Au retour de Freddie désormais diplômé, leur vie prend des directions opposées lorsqu’ils se retrouvent dans deux camps politiques opposés.

Il est difficile de ne pas qualifier ce livre de féministe. Cyprian nous offre la trajectoire de vie d’une femme complètement maîtresse de son destin au mépris de toutes les considérations sociales de son époque. Certains méprisaient la prostituée qu’elle était mais tous lui reconnaissaient son talent. Que l’on approuve ou pas ses choix selon nos systèmes de croyances, force est de constater qu’elle était douée dans ce qu’elle faisait et elle a su en tirer profit.

J’insiste sur ce dernier point car je suis passée par toutes les émotions possibles. Il m’est arrivé de la détester sincèrement. Ensuite, la colère prenait le dessus. Pourquoi se rabaissait-elle autant ? Puis la pitié m’envahissait. Je comprenais enfin ses choix. Et c’est le plus important. Nul besoin d’être d’accord ou d’approuver son style de vie.

C’est aussi cela que j’ai aimé dans cette œuvre. Cette capacité de l’auteur, un homme, à dépeindre cette femme dans toute sa complexité. Mais détrompez-vous, cette histoire de prostitution en cache une autre, beaucoup plus dangereuse à évoquer pour l’époque.

Nous sommes au Nigéria, dans les années 60. Les pays africains acquièrent progressivement leur indépendance. Une époque est révolue, une nouvelle ère commence. La « modernité » se substitue progressivement aux organisations ancestrales. Les auteurs de l’époque, nostalgiques d’une Afrique en perdition, s’emploient à publier des œuvres faisant l’apologie des valeurs, coutumes et traditions anciennes.

Cyprian fait le choix de parler du présent. Il décrit sa société telle qu’il la voit et telle qu’il la vit dans les années 60. Il dévoile ainsi le monde impitoyable de la politique entre corruption, meurtres, mensonges tout en établissant des liens entre la vie nocturne trépidante de Lagos (sexe, prostituées, etc.) et les politiciens véreux.

Je réitère, quelle hardiesse !

Il n’est pas étonnant que le livre ait été condamné à l’époque par l’Église catholique et anglicane et retiré des programmes scolaires de plusieurs écoles. Le caractère sexuel a été avancé pour justifier cela. Je soupçonne également toute la dénonciation politique derrière l’œuvre parfaitement maquillée par l’histoire de la prostitution de luxe.

Je pourrais développer davantage sur le personnage de Jagua et la violence du monde politique nigérian de l’époque mais restons-en là.

Lisez ce livre pour un délicieux voyage dans le Lagos des années 60 avec les grands enjeux de l’époque et les aspirations de gens ordinaires.

Avec passion,

Dyna.