Notes sur l’importance des langues africaines avec « décoloniser l’esprit » de Ngugi wa Thiong’o

Certains livres vous marquent au fer rouge, ils vous changent. Jusque-là, j’évoluais dans les ténèbres de l’ignorance sur la question des langues africaines.

Le monde s’est imposé à moi en langue française. Que ce soit à l’école ou dans la sphère privée, c’est bien cette langue héritée qui a été le vecteur de toutes les connaissances accumulées jusque-là, avec peut-être l’anglais dans une moindre mesure.

Dans ma conception des choses, il fallait faciliter l’accès à l’éducation au plus grand nombre afin que chacun puisse bénéficier des ressources disponibles dans ces langues imposées.

Je ne voyais pas l’intérêt de la promotion des langues africaines car elles n’avaient jamais véritablement composé l’essentiel de ma réalité.

Dans son chef d’œuvre « décoloniser l’esprit », Ngugi wa Thiong’o nous explique l’importance de la préservation de ces langues, leur impact dans les arts et par ricochet les luttes des peuples.

Selon lui, la langue est un moyen de communication mais aussi et surtout un vecteur de culture.

Chaque langue en tant que culture est la mémoire de l’expérience collective d’un peuple à travers l’histoire. Pas de culture sans langue pour permettre son apparition, sa croissance, sa sédimentation, son explicitation et sa transmission de génération en génération.

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Il nous rappelle ensuite l’importance de la littérature dans la perpétuation de la culture.

Et c’est avant tout par la littérature écrite et la littérature orale qu’une langue transmet les représentations du monde dont elle est porteuse.

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Cela a d’ailleurs été très bien compris par les oppresseurs. L’empire colonial s’est évertué à détruire et à dévaloriser la culture du colonisé, son art, ses danses, sa religion, sa littérature tout en glorifiant la culture et la langue du colonisateur.

Ngugi estime que cela a contribué à créer des individus incomplets dont l’harmonie intérieure a été rompue suite à une déconnexion entre le corps et l’esprit. La langue d’apprentissage ne correspondant en rien à leur quotidien, à leur expérience de vie, cela a fortement entaché la perpétuation de la culture.

L’aliénation coloniale se met en place dès que la langue de la conceptualisation, de la pensée, de l’éducation scolaire, du développement intellectuel, se trouve dissociée de la langue des échanges domestiques quotidiens.

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Dans les écoles en Afrique, les enfants, encore aujourd’hui, découvrent l’histoire, la géographie, la littérature sous le prisme de l’occident. Alors seulement, dans un second temps, ils se penchent sur leurs cultures, leur histoire avec un angle de vue déjà biaisé.

Une fois le lien établi entre langue et culture, Ngugi évoque le cas des intellectuels aliénés. Ceux qui déplorent le qualificatif « d’écrivains africains » se targuant de produire des œuvres universelles. Dans leur acharnement éhonté à se faire accepter en occident, ils oublient presque que tous les grands écrivains avaient un point d’ancrage. Tolstoï et Gogol étaient des écrivains russes, Flaubert, un écrivain français racontant les réalités de leur environnement. C’est dans la somme de ces expériences individuelles que réside l’universel, l’humanité tout simplement.

Pour en revenir à la question des langues nationales, Ngugi, dans son œuvre, nous expose le pouvoir des arts sur les masses et l’importance du choix de la langue.

La pièce de théâtre Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai) écrite à plusieurs mains par les membres de sa communauté décrit la prolétarisation du monde paysan dans une société néocoloniale avec la problématique de spoliation des biens des paysans par les industriels occidentaux.

La pièce écrite et jouée en Kikuyu a rencontré un franc succès auprès des communautés. Les gens affluaient de toute part pour assister aux représentations. Certains connaissaient par cœur les répliques et s’identifiaient aux personnages.

Au vu du sujet sensible et du danger que cela pouvait représenter pour le pouvoir en place, la pièce a été interdite par le gouvernement kenyan et Ngugui Wa Thiong’o fut emprisonné.

Voilà un peu comment, à travers les arts, il est possible de pousser les masses à repenser leur place dans la société. Les représentations étaient faites dans une langue parlée par les populations. Les scènes décrites correspondaient à leur réalité et leur expliquaient l’injustice dont elles étaient victimes. Plusieurs initiatives dans ce sens auraient sans doute conduit à une révolte des populations contre le système en place.

Dans le livre, Ngugi donne des exemples d’autres œuvres militantes bien accueillies par les populations et lui ayant valu plusieurs séjours en prison.

Ces passages sont assez révélateurs. En réalité, les écrivains africains ne sont globalement pas inquiétés par les pouvoirs publics parce qu’ils ne représentent pas un réel danger. Seule une poignée de personnes instruites a la possibilité de consommer les productions littéraires écrites en français et en anglais. Le réel enjeu se situe au niveau des masses non instruites. Ngugui Wa Thiong’o l’a bien compris.

Une fois l’importance du choix de la langue démontrée, il restait à résoudre la question de l’usage de ces langues. C’est d’ailleurs la réserve que j’ai toujours eue lorsqu’il a été question d’écrire dans les langues africaines. Ces langues, pour la plupart, ne sont ni codifiées ni enseignées. Comment donc envisager une littérature écrite en pular, en bambara ou en lingala ?

Ngugi y a également réfléchi. Son roman Caitaani Mutharabaini, écrit en Kikuyu, était lu à haute voix dans les familles et d’autres cercles. A l’époque, sont apparus des bars de « lecteurs professionnels » dans lesquels un lecteur lisait le livre aux autres. Il suffisait donc d’avoir une ou deux personnes instruites dans chaque communauté pour permettre la diffusion du livre.

Ce monsieur est tout simplement brillant. Son expérience illustre bien l’importance et le pouvoir de la littérature. J’aimerais que les gens le comprennent bien lorsqu’ils me disent que la résolution des problèmes de l’Afrique passe avant tout par la satisfaction des besoins primaires des populations.

Lisez « décoloniser l’esprit » !

Avec passion,

Dyna.