Cette crainte qui m’habite et me ronge – Lettre à ma nièce

Ma chère Malaika,

Du haut de tes 5 printemps, tu es aujourd’hui un petit bout de femme avec un caractère bien trempé et une énergie contagieuse. Ton sourire illumine toujours autant les contours gris de mon être. 

Je me souviens encore des premières années qui ont suivi ta naissance. Une nouvelle forme d’amour s’offrait à moi. Je n’avais jamais connu cela auparavant. C’était un amour complètement désintéressé et profondément intense. Il ne m’est pas aisé de mettre des mots sur le bonheur et l’espoir que tu as apportés dans ma vie. Dès l’instant où j’ai posé les yeux sur toi, je savais que, peu importait le nombre d’enfants que j’aurai par la suite, tu resterais ma première fille, la chair de ma chair.

Il est encore trop tôt pour te dire certaines choses mais je me méfie de la brièveté de l’existence. Je t’ouvre aujourd’hui mon coeur afin que tu puisses en prendre connaissance dans un futur dont j’espère faire partie.

Le mois dernier, j’ai passé quelques jours avec toi à Kinshasa mais avant cela, j’étais au Mali. A chaque fois qu’un retour se profile sur la terre de mes ancêtres, une crainte me saisit. Que vais-je y trouver ?

Lorsque l’on est loin, on a toujours l’impression que le temps s’arrête. On s’attend naïvement à retrouver les êtres chéris comme on les a laissés, jeunes et en bonne santé. Onze ans que je suis partie et j’ai déjà tant perdu.

A chaque retour, l’euphorie et la joie des débuts laissent vite place à la violence de la réalité. Le temps, impitoyable sous nos cieux, suit malheureusement son cours et laisse des traces indélébiles. Je vois défiler sous mes yeux des destins fanés, des existences assombries par le poids de la vie et des années. Chaque concession s’impose à moi avec son lot d’horreurs.  

Certains, au regard autrefois perçant, évoluent désormais dans les ténèbres; d’autres, très actifs dix ans plus tôt, tentent de recouvrer leur mobilité suite à un AVC. Il y a ceux dont l’esprit leur échappe, ceux qui ont perdu énormément de poids des suites d’un mal mystérieux, ceux qui boitent… 

Il est inhumain d’assister à la déchéance progressive de ses proches en l’espace de quelques jours. Ma douleur était indescriptible. Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde continuait à rire et à plaisanter. Ne voyaient-il pas ce qui se passait autour d’eux ?

La phrase de Philip Roth m’est revenu à l’esprit avec violence : “La vieillesse est un massacre”. La vie suit son cours. On peut choisir de l’affronter avec dignité ou se laisser mourir. Ma profonde souffrance était surtout liée à ma situation personnelle. J’avais été absente durant trois longues années. Toutes ces nouvelles reçues en l’espace de cinq jours ont par conséquent eu sur moi l’effet d’une bombe. 

Une fois la stupéfaction passée, je me surprenais à épier mes parents. J’analysais la moindre petite ride en me demandant si elle était là lors de mon dernier passage. Je les écoutais patiemment, je scrutais la boîte à pharmacie à la recherche du moindre indice. Je mesurais le poids des années sur eux. Je me promettais de prendre régulièrement de leur nouvelle à mon retour.

Il est si dur d’être loin des miens Malaika. Chaque adieu créé une déchirure en moi avec toujours cette question redoutable : Qui vais-je retrouver la prochaine fois ?

Ma chère nièce, je te raconte tout cela afin que tu prennes conscience de la chance que tu as d’être avec tes parents. Profite de chaque instant. Tâche de créer des souvenirs mémorables. Ils t’aideront à tenir lors de tes nuits solitaires en Amérique. 

Le système éducatif de notre pays ne nous permet pas encore d’y faire des études supérieures de qualité. Tu seras donc confrontée à l’immigration comme moi, ta tante. Le contact avec une nouvelle culture peut sembler déroutant au début. Il t’appartiendra d’y puiser le meilleur afin de compléter ton identité de Malidén (digne fille du Mali). Je t’invite à consulter la lettre adressée à mon fils sur ce sujet.

A 18 ans, tu seras certainement contente de quitter tes parents et de prendre ton envol. Ce sera la fin de la période difficile de l’adolescence où l’on se sent incompris. Je te l’avoue, j’ai ressenti la même chose. 

Pour autant, je n’ai jamais brisé ce lien qui m’unissait à la terre qui m’avait vue grandir. J’avais un contact régulier avec mes parents, mes oncles et mes tantes. Je leur rendais régulièrement visite et je redevenais Dyna, la petite Malienne.

En grandissant, cette liberté tant convoitée te semblera dérisoire face à la déchéance de tes proches. Tu n’auras plus qu’une envie, c’est d’être à leur côté. Tu prendras comme moi six vols pour avoir le plaisir de passer sept précieux jours avec eux. Tu chériras chaque instant. Tu les écouteras avec tendresse, tu leur souriras. Tout cela pour masquer cette crainte qui t’habite et te ronge : la perte de tes parents.

En espérant que la vie te traite bien,

Maman Dydy.

Avec passion,

Dyna